Contes du quotidien

Résidence artistique de Françoise Saur, Lunéville, 2013

Humanisme quotidien par Pierre Van Tieghem, historien d’art

Elles sont deux, elles nous font face, au premier plan, debout et cadrées en plan américain. Elles sont dans la cuisine, l’une aide l’autre à préparer le repas. Hormis la différence d’âge, presque rien ne les distingue. Velázquez a pris soin de mettre Marthe et sa servante au même rang, de les unir dans la communauté des gestes quotidiens. La scène de genre (alors si commune, des Flandres jusqu’à Séville), il la propulse vers le tableau sacré par la paradoxale omniprésence de la trivialité quotidienne – qui tient ici le premier rôle, quitte à repousser l’iconographie biblique à un plan allusif. Certitude affirmée que l’humanité, vécue dans la simplicité partagée du quotidien, prévaut à tout, contient l’essentiel, condense l’universel et l’atemporel. Appeler Le Christ chez Marthe à ouvrir une approche des photographies de Françoise Saur n’a rien du caprice. La foi en l’homme que murmure le Velázquez sévillan, son attachement à dépeindre une humanité simple maillée de connivences, rejoignent le regard discret et bienveillant que toujours pose la photographe sur ses contemporains, et particulièrement ici dans cette série consacrée au service à la personne. Convoquer plus largement ce que l’on nomme la « grande » peinture (sous-entendant : ancienne et digne de déférence) s’impose d’emblée. La frontalité des sujets, leur pose, leur regard, la place laissée à leur univers domestique, chaque photographie est un portrait inscrit dans l’héritage de la tradition picturale.

En outre, Françoise Saur organise ses images par groupes, déployant au mur de véritables polyptyques, dont les « panneaux » dès lors sont tributaires les uns des autres, l’ensemble concourant à établir une narration, comme le clame le titre générique. Aucune histoire cependant n’est édictée, Françoise Saur nous confie le soin de la générer, se tenant – de ce point de vue là et c’est bien le seul – à distance, affirmant comme les écrivains du Nouveau roman la distinction entre auteur et narrateur. Elle nous livre un choix fragmentaire mûrement réfléchi, fruits des histoires qu’elle (narratrice) a vécues intimement, mais dont l’aboutissement engendre de sa part (auteure) un propos élargi, une œuvre offerte à l’interprétation des spectateurs, puisqu’il s’agit de contes. Tel le lecteur qui s’identifie au narrateur, nous devons pour nous projeter dans ce récit nous réapproprier le contexte de la prise de vue, imaginer le hors-champ temporel c’est-à-dire le temps – supposé long – nécessaire au tissage d’une relation véritable avec les personnes photographiées, en bref construire une histoire – une fiction obligatoirement – qui soit nôtre. Peinture et photographie nous aident en cela : nous occupons la place de l’artiste. Nous sommes conviés dans un vis-à-vis, à la même hauteur que les personnes, nos regards se rencontrent, le sourire adressé à Françoise Saur nous est dorénavant destiné. L’échange est palpable. La durée s’installe.

Françoise Saur ne « mitraille » pas, pas plus qu’elle ne fait un reportage documentaire. Aucune vue en action. Le geste professionnel, c’est aux objets à l’évoquer par une métonymie savoureuse et poétique. Elle se concentre sur ce qui fait la richesse de ces métiers dédiés aux autres : l’empathie, la complicité (au point de brouiller la lecture : qui est qui ?), elle s’invite sans intrusion aucune, elle participe elle-même de cet élan en toute fraternité. Elle accompagne ceux qui accompagnent. En cela le thème est transcendé ; en cela le métier est magnifié. La notion de service retrouve là son plus beau sens, écarté de son doublet servant(e) qu’entache la triste restriction que « servus » a fini par recouvrir en latin. À l’heure de l’essor exponentiel de ces métiers (aux multiples filières de formation) qui indexe la brutalité sociale de notre monde, Françoise Saur adresse un rappel salutaire de l’affinité qui toujours devrait sceller les hommes.

Biographie

Née en 1949 à Alger, Françoise Saur, après des études photographiques à l’école Louis Lumière à Paris et à la Folkwangschule für Gestaltung avec Otto Steinert à Essen (Allemagne), commence à photographier dans les années 70. En 1978, elle reçoit une bourse de la Fondation Nationale de la Photographie puis le Prix Nièpce en 1979.
De 1977 à 1983, elle fait plusieurs voyages en Chine.
Elle publie “L’Album de Françoise en Alsace” avec un texte de René Nicolas Ehni en 1985, le catalogue « Lenteur de l’avenir » en 1993, “Vosges Terres Vivantes” avec un texte de Chloé Hunzinger en 1997. Celui-ci recevra le prix Maurice Betz en 1998. Suite à une commande du Ministère de l’Agriculture parait en 1999 “Massif Central territoires intérieurs” aux éditions de l’Aube. Bénéficiaire d’une allocation du Ministère de la Culture (FIACRE –CNAP) en 2000 elle réalise, pendant 3 ans, dans le sud algérien, son projet « Femmes du Gourara ». Une rencontre et un travail avec la plasticienne Claudie Hunzinger en 2002 aboutit à la publication de  « V’herbe ».
Soutenue par « L’imagerie Nomade en Lorraine », le Centre Culturel Français d’Alger, la DRAC Alsace, elle réside en 2004 en Algérie et réalise « Petits contes algériens ».
Le prix du CEAAC (Centre européen d’actions artistiques contemporaines à Strasbourg) lui est remis en 2005. En 2006, elle est en résidence à Cochin en Inde avec le groupe de musiciens « Les Emeudroïdes » sur le projet Madhura Sopnam et en résidence à Saint-Louis (Alsace) où naît la série “Portrait de Famille – 47°35’ Nord 7°33’ Est”. En 2007, débute “Donnez-vous la peine d’entrer” avec une aide à la création de la DRAC qui aboutit à une grande exposition en 2010.
Avec l’aide de l’Association Surface-Sensible et du CCCL de Vientiane, elle réside au Laos à l’automne 2008 sur le thème « Mémoires croisées –Laos/ France ». Le livre « Les Éclats du miroir / Petits contes algériens » parait en 2009 accompagné d’un texte de l’écrivain Boualem Sansal. 2011 voit l’aboutissement du projet « Donnez-vous la peine d’entrer » et la réalisation de « Endlichkeit » un travail à 4 mains avec G. Roesz donnant lieu à un livre d’artiste. Une carte blanche au musée Bartholdi se traduit par l’exposition « les Dessous du Musée » en 2012. Année qui voit aussi sa participation à la FEW de Wattwiller sur le thème de la « Nef des Fous ». Depuis 1970, elle tient régulièrement un journal photographique en noir et blanc. Elle participe à de nombreuses expositions et ses photographies sont dans de multiples collections.

partenaires

Région Lorraine, Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, Ville de Lunéville, Château des Lumières, Surface Sensible